
Romancière, essayiste et traductrice à ce jour de plus de 60 oeuvres japonaises, parmi lesquelles des romans d’Haruki Murakami, Yasushi Inoue et Fumiko Hayashi, les livres de Corinne Atlan révèlent une écriture impressionniste et une sensibilité contemplative qui fait le grand écart entre l’Occident et l’Extrême-Orient. Son « Petit éloge des brumes » est un manifeste exquis dans lequel l’écrivaine explore la poésie qui se cache dans l’ombre des souvenirs et des oeuvres d’art qu’elles soient littéraires, picturales ou architecturales. « Nous qui pensons être faits de matière solide sommes traversés depuis notre venue au monde par une multitude de paroles, lectures, images, rencontres, influences et expériences qui nous fondent. Nous sommes en réalité de la même pâte malléable que les nuages et les brumes. »(1)
Découvrons son jardin intérieur, le paysage de ses brumes et déroulons ensemble le fil de son questionnaire de Proust revisité et de son portrait chinois tout en finesse et en sensibilité.
– Quel est votre état d’esprit actuel ?
– Un sentiment de reconnaissance. Je suis confinée dans une maison avec un jardin fleuri, je suis en bonne santé… Chaque jour, je rends grâce à la vie pour tout ce qu’elle me donne. Un toit, de l’eau, de la nourriture, un corps sain : autant de biens précieux dont une partie de l’humanité est privée.
– Quelles sont les émotions entre lesquelles vous naviguez ?
– Après la sidération première est venue l’angoisse que soulèvent le danger invisible et imprévisible du virus et les incertitudes pour l’avenir, de la tristesse aussi en pensant à toutes les souffrances actuelles, ici et à travers le monde. J’ai une sensibilité accrue à la musique, qui me fait facilement pleurer, quelle qu’elle soit… Mais globalement je suis relativement sereine, parce que je m’efforce de vivre dans l’instant et de profiter d’un tas de « petites choses » importantes : un arbre en fleurs, les oiseaux le matin, la beauté des chats, un bon repas, une conversation amicale – au téléphone ou sur écran, en attendant mieux.
– Quel enseignement vous inspire cette crise sanitaire ?
– Je la vois comme une occasion de cultiver l’être plutôt que l’avoir, le non-agir fécond plutôt que la vaine agitation.
– Le Japon est encore peu touché. Comment cette culture pourrait, pour nous Occidentaux, être un modèle inspirant pour nous préserver ?
– À l’heure où nous parlons, le Japon connaît aussi de graves difficultés face à cette crise, et je ne pense pas qu’il puisse être un modèle, à part pour le port des masques, dont on pourrait s’inspirer. C’est efficace pour se protéger et protéger les autres, et sans doute le souci de l’autre est-il culturellement plus développé chez les Japonais que chez nous. Mais il faut se méfier des généralités, qui conduisent aux stéréotypes. L’idée qu’une culture puisse être un « modèle » pour une autre me dérange, je préfère voir les choses en termes d’influences réciproques.
– Quel est le philosophe dont l’enseignement vous inspire particulièrement en cette période ?
– Le philosophe chinois Zhouang Zi rêvant qu’il est un papillon et se demandant au réveil s’il n’était pas plutôt un papillon rêvant qu’il était Zhouang Zi.
La situation que nous vivons en ce moment me semble parfois totalement irréelle, cela fait du bien de penser qu’il existe plusieurs sortes ou plusieurs niveaux de réalité. Et puis l’imagination et notre monde intérieur sont les seuls espaces de liberté dont rien ni personne ne peut nous priver.
– Avez-vous une devise préférée ?
– Ichigo-ichie, « un moment, une rencontre« , une formule zen, souvent utilisée au Japon dans la cérémonie du thé : chaque moment est une occasion unique de rencontre, avec une autre personne, un animal, une fleur, ou avec soi-mêmes. C’est une invitation à vivre pleinement chaque instant qui passe.
– On nous parle beaucoup actuellement de l’importance d’avoir des rituels pour ponctuer nos journées de confinement. Quels sont ceux qui ponctuent vos journées d’écriture ?
– Comme j’ai l’habitude de travailler seule chez moi, mes rituels de la journée n’ont pas changé avec le confinement. Le matin je commence toujours par un tour dans le jardin. « je fais la toilette des fleurs avant la mienne« , disait Mallarmé à propos de son jardin de Valvins, j’aime cette formule et m’efforce de faire de même. Le petit déjeuner est un moment précieux, calme, serein, un sas pour entrer dans les activités du jour. Ensuite pour me concentrer, il me suffit d’entrer dans mon bureau et de me trouver dans cet espace autre, entourée de livres, certains posés ici et là en désordre, parce que j’en lis souvent plusieurs à la fois. J’ai des rituels de désordre plutôt que d’ordre : si mon lieu de travail est trop bien rangé, j’ai l’impression qu’il n’est pas « habité » et qu’il ne se passe rien dans mon esprit non plus.
– Avez-vous besoin de silence quand vous écrivez ou au contraire vos ouvrages (qu’il s’agisse de traductions ou de vos propres manuscrits) ont- t’ils chacun un univers sonore ?
– Je travaille dans le silence, la musique capte trop mon attention. Le chant des oiseaux, la cloche de l’église à côté, ou celle du temple si je suis au Japon, cela me suffit comme univers sonore. Quand je traduis, si l’auteur fait référence à un univers musical particulier (c’est le cas de Haruki Murakami ou Ryû Murakami, et j’ai découvert grâce à eux beaucoup de musiciens que je ne connaissais pas, un vrai cadeau) j’écoute par curiosité les morceaux cités, mais rarement en travaillant.
– Avez-vous une suggestion (documentaire, oeuvre artistique…) pour voyager immobile ?
– J’aime bien la série « Invitation au voyage » sur Arte qui fait voyager autour d’une œuvre ou d’un auteur. J’ai d’ailleurs participé à celle intitulée « le Japon onirique de Murakami » et à celle sur Mishima, qui sera diffusée bientôt. Un vrai dépaysement en un petit quart d’heure. J’aime aussi les beaux documentaires de Jill Coulon comme « Au fil du monde » sur les savoir-faire textiles au Tibet, en Mongolie ou à Okinawa.
Et bien sûr, la meilleure façon de s’évader est pour moi la lecture. Je conseillerai « Danse danse danse » ou « Les amants du spoutnik » de Murakami pour voyager au Japon mais aussi jusqu’à Hawaï ou en Grèce, sans compter les mondes intérieurs !
– Quelle est votre façon de prendre soin de vous ?
– J’aime les massages légers, les huiles parfumées. Il me suffit d’utiliser des produits naturels à base de fleurs ou de fruits, comme Weleda dont je suis une inconditionnelle depuis des dizaines d’années, pour me sentir enveloppée d’une aura de bien-être et de féminité. Quand je suis au Japon, j’adore aller au onsen (bain public utilisant l’eau de sources thermales) cela me fait un bien fou, physiquement et mentalement, et cette coutume me manque beaucoup quand je suis en France.
– Et de prendre soin de vos proches ?
– Leur préparer de bons petits plats. Passer du temps ensemble, simplement.
– Quelle est votre petite recette préférée pour booster l’immunité ?
– Je fais régulièrement des cures d’échinacea. Et sinon, les granions de cuivre, de petites ampoules qui guérissent en un clin d’œil le moindre début de rhume ou baisse d’énergie.
– Quel est le meilleur anti-blues qui vous fait du bien ?
– Encore et toujours la lecture. Rien ne vaut un bon roman, ou alors un bon film, japonais de préférence, pour se changer les idées.
– Une source d’émerveillement au quotidien liée à l’un des 5 sens que vous (re)-découvrez/savourez en cette période de confinement ?
– Le jardin, sans hésiter. Ce printemps, le parfum des roses est particulièrement puissant, leurs couleurs sont plus intenses. Toutes les foraisons sont magnifiques, je ne me lasse pas de contempler cette incroyable beauté de la nature, qui contraste avec la dureté de ce qui se passe.
– Parmi les 5 sens, quel est celui le plus affirmé chez vous ?
– Question difficile, c’est leur combinaison qui nous donne accès au monde… Je dirai la vue, bien que je sois assez myope. C’est celui qui me manquerait le plus si je devais en être privée.
– Vous souvenez-vous de votre premier choc contemplatif ? Étaient-ce les nuages que vous contempliez petite sur une balançoire ? Des paréidolies ? Ou la contemplation d’une sculpture, d’une peinture, d’un paysage, la lecture d’un livre ?
– Les nuages, la tête en bas sur une balançoire, un souvenir marquant que je décris dans mon « Petit éloge des brumes ». La découverte de la lecture a aussi été un choc mémorable, mais pas contemplatif, j’ai l’impression de prendre une part active à la lecture d’un livre, alors que pour voir des formes imaginaires dans le ciel, il n’y a qu’à se laisser aller.
– Vous souvenez-vous de votre premier choc esthétique dans les pays où vous avez vécu ? A quel(s) sens était-il lié ?
– À vingt ans, le boddhisatta du Chûgu-ji à Nara. Un moment d’émotion intense, passé à contempler cette sublime statue en bois de camphrier, datant du 7e siècle. Le sens de la vue, donc.
– Quelle est votre petite madeleine ?
– Les odeurs d’épices orientales, liées à une foule de souvenirs, depuis le couscous que préparait ma grand-mère jusqu’aux curries du Népal ou de l’Inde, et même du Japon où le « kare-raisu » (curry rice) est un plat très populaire.
– Quel est votre principal trait de caractère ?
– Il faudrait demander à mes proches plutôt qu’à moi !
– Et celui que vous appréciez chez les autres ?
– La sincérité.
– Quelques questions de portrait chinois.. Si vous étiez un parfum ?
– L’encens du mont Koya.
– Un paysage ?
– Les forêts fantasmagoriques de Yakushima, une petite île montagneuse à la pointe sud du Japon.
– Une gourmandise ?
– Un millefeuille.
– Une oeuvre d’architecture ?
– La tour de Pise
– Un haïku (2). Quel serait-il ?
« Sur la pointe d’une herbe
Devant l’infini du ciel
une fourmi »
J’aime la simplicité de ce haïku d’Ozaki Hôsai qui, en observant une forme de vie minuscule, résume la condition humaine.
– La première chose que vous aimeriez faire une fois déconfinée ?
– Une fois déconfinée, j’aimerais partir voir la mer et marcher des heures le long d’une plage.
