Une balade intimiste dans le Maine, entretien de confinement avec Douglas Kennedy

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Dans l’intimité de Douglas Kennedy, une balade dans le Maine main dans la main avec son personnage Aurore

« S’il est librement choisi, tout métier devient source de joies particulières, en tant qu’il permet de tirer profit de penchants affectifs et d’énergies instinctives. » Cette citation de Freud sied bien au tempérament de l’auteur Douglas Kennedy pétri de voyages et de rencontres, pour lequel l’écriture est devenue comme le prolongement naturel de l’expression de lui-même.

L’écrivain américain francophone et francophile excelle dans l’art de ciseler la psychologie de ses personnages qu’il révèle dans leur complexité, leur sensibilité, leurs doutes et leur fragilité. Dans le deuxième tome des aventures d’Aurore, Aurore et le mystère de la chambre secrète, illustré par Joann Sfar, l’auteur décrit avec le même talent et un regard rempli d’humanité, l’univers intime de sa jeune héroïne autiste.

«  Il y a des êtres qui font d’un soleil une simple tache jaune, mais il y en a aussi qui font d’une simple tache jaune un véritable soleil. » (1)
Solaire, Aurore éclaire les autres de sa propre lecture du monde, lecture qu’elle communique à l’aide d’une tablette. Et témoigne ainsi d’une acuité sur le monde exceptionnelle, sensible aux aspérités de sa cellule familiale et du monde extérieur.

Ce livre parlera, par les problématiques que rencontre son héroïne, aux enfants et à celui qui sommeille en chaque adulte. Parce que le confinement dans lequel nous vivons est l’occasion de se rapprocher et de comprendre l’autre, lire « Les fabuleuses aventures d’Aurore » peut être un trait d’union inspirant et éclairant, et faire l’objet d’une lecture pour les plus petits, un échange entre générations.

L’auteur a accepté avec générosité de répondre à mes questions en ce premier avril. Un entretien qui mêle impressions et philosophie de vie, ponctué de rires et de sourires malgré la gravité de l’actualité, aux premiers jours du confinement américain. Un échange entre ombre et lumière, à l’image de ses livres dans lesquels la complexité humaine est dépeinte en clair-obscur.

Douglas Kennedy Les fabuleuses aventures d'Aurore
 » Les fabuleuses aventures d’Aurore » (tome 1), « Aurore et le mystère de la chambre secrète » (tome 2), par Douglas Kennedy et Joann Sfar ,Coédition Pocket Jeunesse/Belfond

 

Quel est votre état d’esprit actuel ? Quelles sont les émotions entre lesquelles vous naviguez ?

– Il y a 7 jours j’ai fui New-York avec ma fille et son petit ami. Comme tout le monde, je pensais que cela durerait trois semaines. Mais nous sommes de plus en plus dans une crise sérieuse.
La situation est horrible, en Espagne, en Italie, en France, et désormais dans ma ville natale (2), épicentre de l’épidémie aux États-Unis. Nous avons eu mille morts cette semaine et l’on prévoit plus de morts que le nombre de soldats tombés dans le Golfe (3). C’est partout et le monde est fermé.
Je suis désormais dans le Maine, où j’ai une maison. J’ai de la chance car je suis à côté de la nature. La mer est à trente minutes.

Vous semblez confiné depuis quelques jours… Cela commence t’il donc tout juste pour vous ?

– C’est simplement le début. Le gouverneur du Maine, – une femme démocrate et progressiste intelligente -, a signé une loi pour rester à la maison. Toutes les plages magnifiques sont désormais fermées.
J’espère que la sérénité de cette ville va perdurer. Le plus grand défi, c’est l’équilibre personnel et communal, parce que la pression va augmenter. J’ai écrit dans Le Monde aujourd’hui (4) sur cette situation économique sans règles. J’ai beaucoup de copains et de copines partout à New York, Paris, Los Angeles, qui sont confrontés aux mêmes questions. Est ce possible de payer le loyer ? Cent millions de personnes vivent la même chose. Qui va payer après la crise ?J’ai peur que les petites entreprises fassent faillite et j’espère que les choses culturelles vont survivre. On est dans une situation qui va durer plusieurs mois et ça c’est très dur.

Le prénom de votre petite héroïne (Aurore) signifie l’aube, le commencement. Si j’osais un parallèle avec la crise actuelle, de quoi la période qui s’ouvre pourrait-elle être le commencement ?

– Je ne sais pas s’il y a un parallèle honnêtement…(sourire) Aurore voit les problèmes des autres, les doutes des autres. Elle a beaucoup d’empathie. C’est sa force. Elle est une source de lumière au milieu des troubles quotidiens.
En dehors du virus, chacun peut se reconnaître dans les problèmes qu’elle rencontre. Les caractères de pestes présents dans les deux tomes sont des personnes avec beaucoup de peurs. L’arrogance cache le doute.
Aurore, de son côté, a une bonté immense. La bonté, surtout maintenant, la générosité aussi, c’est essentiel.

Cette bonté, on la voit surgir un peu partout. La situation actuelle n’est-elle pas propice à l’émergence du pire mais aussi du meilleur ?

– J’espère. Chez la plupart des gens, il y a la bienveillance. Il y a des gens stupides aussi. Il faut rester avec l’idée qu’on est ensemble au milieu de cette situation profondément source de litiges.
Quand je commence à réfléchir à un personnage, je commence avec une idée. Quelles sont les choses pathologiques derrière le personnage ? Ses peurs ? Ses doutes ? L’idée derrière Aurore, c’était d’expliquer à des enfants que les problèmes qu’ils voient autour d’eux – dans le foyer familial ou à l’école avec des pestes… -, ils ne sont pas les seuls à les vivre. C’est important. On écrit pour comprendre qu’on n’est pas seul face aux problèmes. C’est le propre de la condition humaine, c’est constant, il y a toujours des problèmes… (rire)

Pour vous, c’était important d’aborder le sujet de l’autisme dans un roman jeunesse ?

– Oui. Mon fils Max est autiste. Il est indépendant et photographe à Londres. Il vit chez moi (5), plus exactement il s’est approprié mon appartement ! (rire)
Quand j’ai commencé à écrire les aventures d’Aurore, je lui ai dit «  ce n’est pas toi ». Car chaque enfant autiste est atypique.
(Mon fils a été diagnostiqué en 1998 à l’âge de cinq ans et demi mais je l’ai compris dès qu’il a eu trois ans.)
Par la suite, tout le monde m’a demandé « Vous avez écrit un livre au sujet de l’autisme ? » Mais pour moi, écrire à ce sujet, c’était écrire au sujet du couple (6), la pression d’avoir un enfant autiste. Je ne vois pas l’autisme comme un handicap. Max est remarquable et a une culture extraordinaire.

L’autisme est une différence, pas un handicap…

– Exactement. Quand j’ai commencé à réfléchir sur le personnage d’Aurore, j’ai écrit quelque-chose dans mon calepin après une conversation avec ma fille au sujet de mon divorce avec sa mère. Âgée de onze, douze ans à l’époque, elle avait commencé à observer certaines choses et avait tout compris. A cet âge, moment de l’innocence, les enfants voient les choses.

Les enfants sont des éponges…

– Tout à fait. J’ai commencé à réfléchir alors à mon personnage. Différente et très sensible, elle voit et entend les problèmes des autres. Son pouvoir magique est l’empathie.

Souvent les enfants autistes sont dans leur bulle. Dans vos deux livres, ce qui est intéressant c’est que l’on rentre dans la bulle intérieure d’Aurore ; une façon de faire du lien entre le monde intérieur et le monde extérieur de l’héroïne.

– Tout à fait. La vérité selon Aurore, c’est qu’elle est normale. Elle est aussi très perspicace. Elle est à cet âge qui est un entre-deux entre l’enfance et l’adolescence. Elle ne comprend pas la sexualité. Le changement de son corps n’a pas commencé. En même temps, elle comprend, a un immense secret, un monde à elle dans lequel s’échapper. Elle a des faiblesses mais, par l’effet sésame, elle a un échappatoire. Par l’effet sésame encore, le monde est plus bleu, elle parle, ses parents restent ensemble, elle a une copine, des choses qui n’existent pas dans sa vie.

Des choses que peuvent vivre aussi beaucoup d’enfants neurotypiques…
Quel serait le commentaire d’un petit lecteur qui vous a le plus touché ?

– Je suis arrivé chez un couple d’amis universitaires avec un exemplaire que j’ai donné à leur fille Éléonore. Elle a souhaité continuer à lire le livre pendant tout le dîner ce qui m’est apparu comme un très bon signe.

Que répondriez-vous à un enfant qui vous poserait la question « Qu’est-ce que l’autisme » ?

– Chaque enfant est différent. Franchement de temps en temps, je pense que je suis moi-même presque autiste… (rire) Pour moi, ce n’est pas un handicap. C’est vrai qu’il y a des enfants autistes très fermés. Tout le monde a une hypothèse sur l’autisme et ça m’énerve. Lors d’un diner post-sortie du premier tome, un homme m’a dit :
– « J’ai lu une bonne partie sur vous dans le Figaro littéraire, vous avez dit qu’elle a un pouvoir magique et c’est idiot. »
Et moi de lui répondre :
– « Pourquoi dites-vous cela Monsieur ? »
– « Je suis psychologue et ma spécialité est l’autisme. »
– « L’avez-vous lu ? »
Grand silence.
– Et moi de lui répondre :
– « C’est une métaphore. Expliquez-moi quelque-chose. Avez-vous vécu avec un enfant autiste ? »
– « Je suis expert. »
– « Et moi je suis père. »

Il n’y a pas de vérité. En quarante ans en France, beaucoup de psychologues ont dit que la cause était la mère, qu’elle était un « congélateur » (7) ce qui est horrible.

C’est de la culpabilisation…

– Dans la vie, la musique du hasard arrive très souvent pour accompagner les événements. Quand Max a été diagnostiqué, un copain universitaire m’a conseillé de lire les Stoïciens, Sénèque notamment. Dans la vie, les choses arrivent sans votre contrôle. Si on ne peut pas contrôler ça, on peut du moins contrôler notre propre réponse sur les événements.
En France, beaucoup de parents souhaitent l’inclusion pour leur enfant. Qu’en pensez-vous ?

– Je suis un invité chez vous. J’ai un grand respect pour la France. Ce pourquoi, en public, je préfère rester en dehors des questions politiques.
Je pense que chaque enfant est différent. L’inclusion c’est très important. Comme politique ? C’est difficile à dire… Qu’en pensez-vous de votre côté ?

Il me semblerait bénéfique que les enfants puissent bénéficier à temps partiel d’enseignements et de pédagogies adaptées, et en même temps, qu’ils puissent être au contact d’enfants neurotypiques qu’ils peuvent enrichir, en retour, de leurs différences. L’enrichissement va dans les deux sens, il n’est pas unilatéral.

– Il n y a pas de règles. Je ne vais pas dire oui ou non. Chaque situation est atypique. J’ai créé des choses pour aider Max mais c’est lui qui a fait le travail.

Le processus d’écriture est-il différent entre un roman pour adultes et un roman jeunesse ?

– C’est exactement la même technique que j’utilise. La voix est la même car c’est ici celle d’une enfant de onze ans. Pour moi, c’était important de créer une vraie histoire. Joann Sfar était d’accord et il a adoré cela. On a émis une règle : j’écris et il dessine. Joann Sfar m’a dit « ne décris pas Aurore ». Dans tous mes romans, en effet, c’est rare que je décrive un visage, mon narrateur ou ma narratrice. Psychologiquement, je compense, je la dépeins de manière très intime. Joann Sfar a dessiné son univers de manière extraordinaire.

Question relative aux cinq sens, quel est l’univers sonore de vos manuscrits ?

– J’écoute de la musique classique et du jazz.

On nous parle beaucoup en cette période de confinement de l’importance d’avoir des rituels, quels sont les vôtres artistiquement parlant ?

– Je n’en ai pas. J’écris dans la cuisine, dans le lit, le métro (mais plus maintenant !(rires)) Je peux écrire dans un café, un train, en voyage. Je suis un grand voyageur.

Comme grand voyageur, avez-vous une suggestion pour voyager immobile ?

– Quand on lit, on voyage. Je suis dans ma maison du Maine avec deux à trois mille livres. J’écris tous les jours, je me balade, ce qui est possible ici. Ce n’est pas possible à Paris, n’est- ce pas ?

Effectivement. La période que nous traversons facile-t-elle l’inspiration ou, au contraire, la bloque-t-elle ?

– Freud a dit « le travail c’est le seul équilibre dans la vie ». Je suis tout à fait d’accord avec ça… (rire). Je suis au milieu de l’écriture de mon prochain Aurore… Je viens de terminer mon prochain roman pour adultes il y a trois semaines…
J’écris tous les jours. L’objectif est de rester en forme. Et ça, c’est un équilibre.

Quand sortira le prochain Aurore ?

– On verra. Cela dépend de beaucoup de choses… L’idée est qu’il y ait un Aurore tous les ans.

Propos recueillis par Emilie Pruvost, avril 2020

1. Picasso
2. Wiscasset
3. Douglas Kennedy fait allusion ici aux guerres dans le Golfe persique auxquelles les Etats-Unis ont participé ces dernières décennies.
4. Tribune, Le Monde, 01/04/2020, Douglas Kennedy : « Le capitalisme américain s’effondrera-t-il comme un château de cartes quand le Covid-19 sera dompté ? »
5. D.K. a un pied à terre à Londres.
6. Le couple et ses fragilités est le leitmotiv des romans de D.K.
7. La mise en cause des mères décrites comme des « mères frigidaires », « mères mortifères » dans le développement du handicap a été sévèrement remise en cause par le C.C.N.E. (Comité Consultatif National d’Ethique pour les Sciences de la Vie et de la Santé) dans son avis n°102 « Sur la situation en France des personnes, enfants et adultes, atteintes d’autisme » :
« Considérer la mère comme coupable du handicap de son enfant, couper les liens de l’enfant avec sa mère, attendre que l’enfant exprime un désir de contact avec le thérapeute, alors qu’il a une peur panique de ce qui l’entoure font mesurer la violence qu’a pu avoir une telle attitude, les souffrances qu’elle a pu causer, et l’impasse à laquelle cette théorie a pu conduire en matière d’accompagnement, de traitement et d’insertion sociale. » (p.5 du rapport). « A partir de la fin des années 1970, l’hypothèse de l’existence de particularités dans la sécrétion de certains neuromédiateurs, puis l’hypothèse de l’existence de modalités particulières de connexions entre différentes régions cérébrales ont fortement contribué à la notion que les syndromes autistiques étaient dus à des troubles précoces du développement, et en particulier du développement cérébral, qui débutent probablement avant la naissance. » (p.7-8)