L’ ART SUR PRESCRIPTION

Quand la pratique artistique et la visite au musée s’invitent dans l’approche du soin
L’ART DE LA CONTEMPLATION, ENTRE (R)ÉVEIL ET RÉSILIENCE
Comme le souligne un article du Monde daté du 6 décembre dernier (1), « Parents et experts s’interrogent sur l’impact du port du masque obligatoire pour les tout-petits. ».
Le masque nuirait-il au bon développement de l’enfant ? Comme le souligne la pédiatre Catherine Gueguen (2), « Dès la naissance, l’enfant est un livre ouvert. Il révèle ce qu’il ressent par son regard, ses sourires, ses pleurs, par tout son corps. Dès la naissance, l’enfant a besoin d’être rassuré, apaisé, câliné par sa mère, par son père ou tout autre adulte affectueux, pour se sentir en sécurité et désirer une seule chose : explorer le monde. Comment le faire avec des professionnels de la petite enfance masqués, dans les crèches notamment ? L’enfant s’adapte bien sûr, mais à quel prix ? »
À cette heure, nous ne savons encore quand les musées et autres institutions culturelles vont ré-ouvrir. Mais il est toujours possible d’inviter l’enfant à à éveiller et tisser ce lien à lui-même et aux autres intimement, hors les murs des institutions culturelles. Voici quelques idées et réflexions en cette période de vacances scolaires pour développer le lien aux émotions et à l’imaginaire à travers l’Art.
Scène d’intérieur, huile sur toile, Gabriel Durand, vers 1860, Musée du vieux Toulouse
L’ Art, une invitation à la méditation
Méditer, c’est être présent au monde, à l’autre et à soi. Contempler une oeuvre d’art invite à être dans le présent, à être à l’écoute de son ressenti et de ses émotions.
L’Art peut être ainsi considéré comme une invitation à l’échange, un outil d’éveil, d’apprentissage, un soutien.
L’ Art comme vecteur d’émotions
Aider l’enfant à décrypter, reconnaître ses émotions est capital. Comme le dit Catherine Gueguen (2), « pour aller bien et pour avoir des relations satisfaisantes, nous devons être connectés à nos émotions agréables (…) et désagréables. Nous devons pouvoir les identifier, comprendre ce qui les a déclenchées, les exprimer sans culpabilité. Pour savoir y faire sans qu’elles ne nous submergent et deviennent nocives pour les autres. »
L’ Art peut constituer un travail de connaissance et de conscience de soi pour apaiser, apporter de la sérénité, faire du bien tout simplement.
En cette période où le masque cache les expressions du visage, observer une œuvre d’art dans son ensemble et en détails peut réveiller des émotions, avoir un effet miroir et être le point de départ d’une histoire. Qu’il s’agisse de l’observation via un support papier ou numérique. La nouvelle application Arture (3) permet d’observer de près une œuvre sous toutes ses coutures à défaut de pouvoir se rendre actuellement dans les musées pour de vrai avec chaque lundi, mercredi et vendredi, une nouvelle exposition en ligne. D’autres musées invitent à l’expérience muséale en ligne. Google Art propose à ce titre des expériences interactives exceptionnelles.
La puissance du lien nourricier
Compenser le manque visuel par l’expressivité lors de la voix la lecture d’une histoire peut aider à rétablir le lien de la compréhension chez le tout-petit. Tout comme avec les plus grands, de regarder ensemble une œuvre d’art et d’évoquer ensemble ce qu’elle nous inspire. Un exercice de style qui peut être fait entre (grand)-parent et enfant et se transformer en joli moment de connivence et d’émotions partagées. Ce moment s’inscrira dans la durée, laissant une trace indélébile chez l’enfant devenu adulte.
Dans son rapport « L’éveil culturel et artistique dans le lien parents-enfants » (4), la psychiatre et psychologue Sophie Marinopoulos fondatrice de l’association Les pâtes au beurre, souligne l’importance de l’éveil à la culture chez le tout-petit, en particulier dans les premières années de sa vie et ce dès la naissance. Sous le terme « Santé culturelle », elle souhaite réhabiliter une culture universelle, une culture dite sans frontières que porte l’éveil humanisant de nos tout-petits. « Culture naissant de l’appétence du petit humain, qui a un désir infini de communiquer, de s’ouvrir au monde, aux langues, à l’autre. Culture de l’altérité et de l’accueil de la différence, la Santé culturelle ouvre sur la connaissance de soi et la reconnaissance des autres. » (5)
Dans la période troublée, délicate et inédite que nous traversons, qui met à mal notre équilibre intérieur, il est vital de préserver « cette santé culturelle qui permet de poser l’éveil de l’enfant comme une condition de son équilibre. » (6) L’éveil culturel et artistique de l’enfant dans le lien parents enfants « s’adresse à l’enfant en appétence de liens. Il se situe dans la relation et l’expérience et non dans la consommation. Ainsi, il apporte la nourriture sensorielle, émotionnelle, langagière, relationnelle, indispensable à la construction des ressources internes du tout-petit. » (7) Comme les mots de Sophie Marinopoulos résonnent si justement en cette période actuelle.
Du lien à l’empathie
L ’Art permet aussi d’éveiller l’enfant à l’empathie : par l’échange des émotions, l’observation et la compréhension de ce que peut ressentir l’autre.
« Éprouver à l’intérieur de soi quelque chose que l’autre éprouve est le chemin vers l’empathie, l’origine d’une capacité à être en relation d’équilibre avec un autre que soi.» « Ce n’est pas la sympathie qui est la consolation. L’empathie est du côté d’une connaissance, connaissance de l’autre et de pouvoir éprouver cette sorte de résonance émotionnelle interne. » (8)
À partir d’images d’enfants du monde entier, il peut être passionnant et amusant pour un enfant d’imaginer l’histoire de l’enfant derrière l’image. Que vit-il, où habite-il …?
Une oeuvre peut être une invitation à voyager dans le temps… À l’échelle du temps…
À travers une peinture d’un siècle passé, d’une sculpture, on peut revisiter le passé, essayer d’imaginer quel était le quotidien d’un enfant. pourquoi pas, inviter l’enfant à dessiner le hors-champ, ce qui se cache derrière et autour de l’oeuvre.Imaginer par exemple la vie de cette petite-fille à la fenêtre de Rembrandt.
Fille à la fenêtre, 1645, Rembrandt (londres Dulwiche Picture Gallery)
Une oeuvre peut être aussi une invitation au voyage à l’échelle de l’espace…
Une autre expérience qui peut être amusante et captivante pour un enfant dès l’âge de 7 ans : regarder des portraits d’enfant d’ailleurs, par exemple à travers les oeuvres de la peintre sud africaine Irma Stern.


Portrait of a Cape Malay girl, 1936, Gouache on paper laid on board, 64 x 51 cm et Girl with Jug, 1961, Oil on canvas, 72 x 53cm, Irma Stern
Pourquoi la petite-fille tient-elle une jarre ? La deuxième paraît pensive, à quoi pourrait-elle être en train de penser ?
Que ressens-tu en regardant son regard ? Te semble t’elle triste ? À quoi pense t’elle ? Telles pourraient être les questions abordées.
Aborder le ressenti à travers l’autre peut permettre à l’enfant d’exprimer son propre ressenti, ses préoccupations, ses inquiétudes, étant plus facile pour lui de parler de ses émotions intimes à travers l’autre plutôt qu’à la première personne.
L’histoire de l’Art constitue une mine d’or, de multiples pépites que l’on peut explorer aussi pour prendre soin de soi et de l’autre.
Bonnes vacances inspirées à tout.e.s et prenez soin de vous.
Par Emilie Pruvost, le 24 décembre 2020.
SOURCES :
1 « Les enfants de 0 à 3 ans sont entourés d’adultes masqués dans les crèches : y a t’il des risques pour leur développement ? », par Anne Guillard, 6/12/20, lemonde.fr
2 Entretien avec Catherine Gueguen, magazine d’Apprentis d’Auteuil, À l’écoute, décembre 2020-janvier 2021, p.23
3 Application disponible sur App Store, 2 abonnements possibles à partir de 0,99 euros/mois
4 Rapport réalisé pour le Ministère de la Culture, juin 2019
5 « Synthèse », p.5, « L’éveil culturel et artistique dans le lien parents enfants »
6 « Charte de la santé culturelle », article premier, p.11, « L’éveil culturel et artistique dans le lien parents enfants »
7 « Arguments en faveur de l’ECA-LEP », p.12, « L’éveil culturel et artistique dans le lien parents enfants », juin 2019
8 « Une stratégie nationale pour la Santé culturelle » p.51-52, Hubert Montagner, « Les dérives du professeur Alain Bentolila dans son rapport au Ministre de l’Education Nationale », Journal du droit des jeunes, 2008/3 (n°273), p.17-25
DESSINER LE MONDE D’APRÈS
« Dans chaque enfant il y a un artiste. Le problème est de savoir comment rester un artiste en grandissant. » Ces paroles de Picasso pourraient être affichées dans la salle d’exposition de la galerie Kamel Mennour.
Celle-ci présente jusqu’au 5 juillet, une exposition intitulée « How do you see the world after this ? ». Sa particularité ? Derrière des centaines de dessins exposés, se cachent de jeunes artistes en herbe âgés de 4 à 18 ans.
Le galeriste a demandé à des enfants et adolescents du monde entier, de la maternelle à la terminale, comment ils voyaient le monde d’après. Seule consigne : l’utilisation du format A4. La même question a été posée aux artistes de la galerie pour un croisement des regards. Ces dessins sont à vendre au prix unique de 100 euros. L’intégralité des fonds récoltés ira à deux fondations : la Fondation Abbé-Pierre et la Fondation Imagine Hôpital Necker.
La période de confinement a été pour beaucoup l’occasion de déployer l’imaginaire et de se laisser aller à la rêverie. Le rêve est une invitation au travail créateur selon le neuropsychiatre Boris Cyrulnik. Rêver permet par l’imaginaire de construire des histoires, d’inventer des scénarii, de se projeter dans un autre monde dont on est l’artisan et de ce fait, de se libérer d’un contexte angoissant, espérer et supporter le réel qui peut se révéler terrifiant.
La rêverie est selon le psychiatre Michel Hanus, « un monde psychique imaginaire où se figure une autre réalité plus réconfortante, plus valorisante, un autre monde, une autre scène où l’enfant peut s’exprimer, être actif, agir sur les événements, en être le héros, l’héroïne, un monde souple, féerique, presque toujours à disposition, un univers tout à fait personnel et bien protégé […]. »
Se révèlent à travers ces dessins, des regards conscients, conscients de la fragilité du monde confrontée au virus, à la pollution, la crise économique, d’une planète endormie à ré-animer et équilibrer. Mais aussi des regards pleins d’espoir, de voir le monde refleurir, se remplir de joie et d’amour. Des regards solidaires avec des messages autour du vivre-ensemble ou encore des regards joueurs à travers les jeux de mots dans des collages inspirés, le détour (une feuille de dérogation se transforme en oeuvre d’art).
Une exposition qui est un accompagnement nécessaire et inspirant vers la résilience en cette période de libération conditionnelle de l’après-confinement.
Galerie Kamel Mennour
Exposition jusqu’au 5 juillet 2020
47 rue Saint-André-des-Arts Paris 6ème
Du lundi au samedi de 11h à 19h
(1) Comment voyez-vous le monde après cela ?
(2) « La résilience à quel prix?, Survivre et rebondir » Michel Hanus, Paris, éditions Maloine, 2001
FRIDA KAHLO : L’ÉVASION PAR LA PEINTURE

La peinture de Frida Kahlo (1907-1954) est le miroir intime et émotionnel de l’artiste. À ce titre, il constitue sa biographie en mots et en images.
Déterminée par les traumas, ponctuée de symboles, sa peinture se voit, se lit et témoigne d’une pulsion de vie. Tout y est (je)u de regards : le sien à travers le miroir, témoin de son état, ceux que les autres portent sur elle. Ses oeuvres sans faux-semblants racontent sa propre histoire, à travers la mise en scène violente des souffrances corporelles endurées qui apparaissent sous les traits de pinceaux qu’elle manie tels des scalpels.
Frida s’est reconstruite grâce à la peinture qui a constitué pour elle un cadre cautérisant et contenant.
Le processus créatif chez l’artiste a agi comme un fil…
Un fil de suture pour contenir une plaie à jamais béante, rouge comme le sang, la vie.
Un fil tenseur pour reconstruire.
Un fil textile pour orner et séduire.
Un fil de mèche (comme celui des lampes à huile), pour éclairer sa vie, et la révéler à la lumière.
Je vous invite à dérouler ensemble le fil rouge de son œuvre métaphorique entre ombres et lumières, « ex-votos » et « vanités » (1).
AU-DELÀ DU MIROIR
La vie de Frida Kahlo a été jalonnée de blessures psychiques, physiques et psychologiques. À l’âge de 6 ans, elle contracte la poliomyélite et reste alitée pendant neuf mois. L’acmé surviendra en 1925 avec l’accident de bus dont elle est victime.
La peinture deviendra une stratégie de survie, un exutoire et un échappatoire lui permettant d’échapper à l’emprisonnement de son corps. Elle s’y jettera à corps perdu, dès le moment où elle découvre ce chevalet que ses parents lui ont fait créer sur mesure. Ce chevalet, elle peut l’utiliser en position allongée, sur son lit de malade, le corps empêché dans des corsets de plâtre et d’acier.

Ainsi écrira-t’elle dans son journal intime (2):
« Ma vie bascule… Jaune du soleil, blanc de l’acier, noir de la douleur, rouge du sang. Les quatre couleurs des points cardinaux des anciens Mayas sont là, présentes pour célébrer la mort de Frida l’Insouciante. » « De longs mois d’agonie et au bout une renaissance… Je suis clouée dans mon lit, incapable de me tenir debout, crucifiée par la douleur et la détresse. Ma mère qui fut peintre, installe au-dessus de ma couche un large miroir et je deviens ainsi mon propre modèle. Ce que mes jambes me refusent, mes mains vont me le donner : l’évasion. Je traverse le miroir, je m’éloigne de ce lit prison et je me mets à peindre, peindre, peindre… Frida l’Artiste est née. »
Frida Kahlo qui rêvait de devenir médecin sera obligée de renoncer au métier dont elle rêvait. Au lieu de prodiguer des soins, c’est à son corps meurtri soumis aux carcans des corsets orthopédiques, aux multiples opérations chirurgicales et aux douleurs permanentes – qu’elle en prodiguera toute sa vie durant, par la pratique artistique. Une manière de reconstruire l’image du corps indirectement.
EXPLORER LE PASSÉ ET SE RÉINVENTER
L ‘évocation du double prend racine dès l’enfance. Frida s’échappe dans un monde de fantaisies et de rêves dès l’âge de 6 ans suite à sa poliomélite et les marques visibles et handicapantes laissées – la jambe et le pied droit atrophiés -, et rejoint une amie imaginaire « qu’elle invente parée de qualités et de grâce kinesthésique qu’elle ne possède pas. Le double permet de compenser le handicap en s’inventant autre. » (3)
Le double va être le fil conducteur dans ses peintures et lui permettre de reconstruire son image, de passer de la victimisation à l’action. « L’autoportrait est lieu de pause (en tant que repli narcissique, nécessaire) et de pose (avec tout le cortège de séduction et de jeu ostentatoires). » (4)
L’artiste se mettra en scène à travers de multiples autoportraits. Ces derniers sont les porte-parole de ses souffrances et les transcendent.
Le double lui permettra d’explorer ses racines, rétablir l’unité en tissant harmonieusement cette singularité qui lui est propre, partagée entre le patrimoine germanique paternel et les racines mexicaines maternelles.
UNE DUALITÉ OMNIPRÉSENTE
La dualité est omniprésente dans la peinture de l’artiste. Non seulement par les techniques qui renvoient aux influences européennes mais aussi les symboles qui rappellent l’imagerie traditionnelle mexicaine ainsi que la représentation de la mort et de la vie.
Son tableau « Arbre de l’espérance, sois tenace » (5), divisé en deux parties, évoque le soleil et la lune et renvoie à ses doutes, à son énergie créatrice, l’énergie de vie.
« Le soleil et la lune symbolisent la dualité de son être.(…) Le corps mutilé est attribué au soleil, nourri par des offrandes de sang humain, selon la tradition aztèque. La Frida fortifiée et pleine d’espoir correspond à la lune, symbole de la féminité. Elle puise dans la mythologie mexicaine ce principe, qui a son parallèle dans le yin et le yang de la philosophie chinoise. Jour et nuit, soleil et lune, spiritualité lumineuse et matière ténébreuse s’interpénètrent. Ce dualisme se fonde sur l’idée aztèque d’une lutte sans fin qui garantit l’ordre du monde, entre le dieu blanc Huitzilopochtli (dieu du Soleil, incarnation du jour, de l’été, du sud et du feu) et son ennemi le dieu noir Tezcatlipoca (dieu du Soleil couché, incarnation de la nuit et du firmament, de l’hiver, du nord et de l’eau). » (6).

Dans un autre tableau « Portrait de Luther Burbank » (7), Frida Kahlo représente le célèbre phytogénéticien, mi-homme mi-arbre et y ajoute un squelette dans lequel reposent et puisent ses racines. L’artiste traite à travers ce tableau, de son thème préféré : la formation d’une nouvelle vie par la mort, conçue comme processus, chemin, rite ou passage ; une croyance en un immuable enchaînement cyclique par lequel la naissance est le berceau de la mort, la mort celui de la vie.
Conception que l’on retrouve dans les coutumes et croyances populaires mexicaines du 2 novembre, jour des Morts. Contrairement à sa variante européenne endeuillée, c’est au Mexique, un jour de fête, que l’on célèbre en pique-niquant dans les cimetières, en offrant et en mangeant des têtes de mort en sucre.

La peinture « Les deux Frida » (8), certainement son oeuvre la plus connue, révèle aussi la dualité de sa personnalité. Assises côte à côte, les deux femmes se tiennent par la main, leurs deux cœurs apparents unis par une même artère. « La Frida mexicaine, aimée de Diego, tient à la main une amulette avec l’effigie de son mari, tandis que l’autre Frida, rejetée, qui porte une robe plutôt européenne, menace de perdre tout son sang jusqu’à la mort. » (9)

L’ABSENCE À LA SOURCE DE LA CRÉATION
À celles et ceux qui voulaient classer sa peinture dans le surréalisme, Frida Kahlo répondait : « Je n’ai jamais peint de rêves. J’ai peint ma propre réalité. »
Le photographe Léo Matiz (1917-1998) a su révéler comme personne le silence qui l’inspirait, qui nourrissait ses pensées et son monde intérieur comme le suggèrent plusieurs de ses portraits (10), le regard tour à tour, dans le vague, perdu ou concentré comme intériorisé. Ce regard qu’elle s’appliquera à sonder par la peinture.

Sa peinture révèle de fait la réalité telle que Frida la voyait, la ressentait mais aussi la réalité vue à travers le regard des autres. Son oeuvre est kaléidoscopique : on peut y lire par les regards, les traces et les déformations laissées par un abandon subi et répété.
Peut-être, le traumatisme originel est-il la perte du regard de la mère qui se répètera dans sa vie. Confiée à une nourrice à quelques mois car sa mère ne peut plus s’occuper d’elle, sa mère sera trop en état de choc pour venir la voir à l’hôpital après l’accident de bus des années plus tard, son père quant à lui, tombera malade et ne pourra la voir qu’au bout de trois semaines. Par la suite, à chaque situation d’abandon, se déclenchera une dépression avec des retentissements psychiques et physiques. Comme si l’émotion en elle liée au regard manquant était réactivée sans cesse par les événements.
Ce kaléidoscope de regards croisés, c’est aussi celui du spectateur sur son œuvre et les multiples symboles qui égrainent sa peinture et proposent plusieurs grilles de lecture, une mise en abime de son œuvre.
Observez les regards dans ses peintures, ces derniers sont frappants : le sien déterminé dans ses autoportraits, celui froid de sa nounou dans « Ma nourrice et moi » (11).

Dans cette peinture, l’artiste revisite son ressenti et sa relation distante avec sa nourrice indienne bébé, pendant la dépression maternelle. Le masque pré-colombien suggère une distance avec l’artiste tenue dans les bras comme prête à un sacrifice humain à venir. Faut-il y lire un cœur de pierre chez la nounou ?
Le renvoi aux masques funéraires invite la mort dans cette œuvre. La mort d’une relation par l’absence de regard ?
LA PEUR DU VIDE
« Autoportrait au collier d’épines et colibri » (12) donne une autre lecture psychologique de l’état émotionnel de l’artiste. Divorcée de Diego Rivera (pas encore remariée avec lui), elle choisit de se représenter avec un colibri mort autour du cou. Ce symbole dans la tradition mexicaine, est un porte-bonheur qui évoque l’espoir. Le petit singe qui joue à tirer sur son collier d’épines renvoie à celui que lui a offert Diego Rivera, le chat noir, à la dépression et aux malheurs de sa vie. Une autre grille de lecture apparaît à travers plusieurs symboles chrétiens – la feuille jaune qui renvoie à l’aura des figures saintes, la libellule à la résurrection- et à l’image du Christ trahi.
En renvoyant aux vanités – ce genre pictural, représentation allégorique de la mort et du passage du temps appliqué aux natures mortes, évoquant différents éléments symbolisant la vie, la nature, l’activité et la mort – ; cet autoportrait révèle les préoccupations profondes de l’artiste.

Tout comme la peinture « Diego et moi » (13) aux allures d’ex-voto offerte pour les 58 ans de l’amour de sa vie. Les coquillages qui ornent en profusion le cadre à la manière d’un cadre baroque voire rococo, renvoient symboliquement à l’amour et l’union (les coquilles St Jacques et la conque par exemple) et plus largement à la peur du vide, d’être délaissée par Diego à nouveau.

Cette œuvre réalisée en 1944 après son remariage avec l’artiste, montre un visage coupé en deux, une moitié représente les traits de Diego, l’autre, ceux de Frida. Le soleil et la lune renvoient au masculin et au féminin.
Son atelier (14) inspire aussi la peur du manque et de la mort. La juxtaposition de poteries, de sculptures et la collection de plus de 400 ex-votos que l’artiste accumule, la rassurent peut-être de leur présence.
UN ART THÉRAPEUTIQUE
L’œuvre de l’artiste est une mise en forme et en couleurs de son paysage intérieur, de son intimité tissée d’affects et d’émotions. Frida Kahlo ne cesse d’en tirer le fil rouge, fil organique de sang qu’elle n’hésite pas à couper dans « Les deux Frida » (7).
L’oeuvre « Henri Ford hospital » (15) est la première œuvre de l’artiste à reprendre le style, la thématique et l’échelle des ex-votos. Cette peinture à l’huile sur métal renvoie au matériau des ex-votos mexicains que Frida collectionne par centaines, faits de métal embossé. Le métal qui fait tant partie de sa vie à travers les corsets.
Les frontières entre l’intime et la peinture s’y effacent. Frida Kahlo y exorcise sa peine, liée à de sa stérilité suite à l’avortement thérapeutique enduré. Les symboles – fœtus, moulage et os du pelvis… – font allusion aux fractures de l’âme, à l’enfant perdu. L’absence de perspective et de proportions réalistes – les causes sont représentées par des symboles géants et viennent reléguer le petit corps nu à l’arrière-plan comme réduit à une ombre de lui-même. Cet effet amplifie la mise sous tension et préfigure la place obsessionnelle qu’occupera la stérilité en filigrane dans ses peintures.

À ce propos, l’artiste californien d’origine mexicaine Julio Salgado dit : « Je crois que c’était la manière dont elle était capable de traduire sa douleur et de la soulager par la thérapie. J’emploie définitivement le mot art comme thérapie, surtout compte tenu de l’époque dans laquelle nous vivons. Lorsque je crée un article sur le fait d’être sans papiers ou queer après avoir vu les nouvelles, je mets simlement cette colère et cette douleur dans mon travail et je me laisse aller. C’est tellement thérapeutique. » (16)
« Peindre pour écrire et réécrire inlassablement l’histoire de sa vie. Faire de sa vie et de sa souffrance une œuvre d’art. Comme au sortir d’une crise psychotique, peut-on dire que les pinceaux de Frida K. se sont occupés, point par point, à recoudre quelque chose qui ne tenait plus. Et qu’ils lui ont peut-être évité la psychose… » (17)
Les mots de Frida éclairent la facette réparatrice de son travail : « C’est la peinture qui a complété ma vie. J’ai raté trois grossesses et bien d’autres choses qui auraient pu remplir ma vie exécrable. La peinture a alors pris toute la place. Je crois que travailler, c’est ce qu’il y a de mieux à faire. » (18)
Dans son journal intime, écrit entre 1944 et 1954, l’artiste exprime en mots et en images les passions, les motivations, les désirs et déceptions qui ont jalonné sa vie. L’écriture lui permet de faire le lien à elle-même, agit aussi comme révélateur de son paysage émotionnel intérieur. L’écriture est aussi un ancrage et un moyen d’expression par lequel elle approfondit sa démarche artistique. Elle attribue par exemple une signification personnelle aux couleurs. Le bleu qui évoque pour elle « électricité et pureté. », le jaune, la « folie, la maladie mais aussi le soleil et la joie. »

Même si elle ne se voyait pas comme une surréaliste (alors qu’André Breton la classait alors en ses rangs), Frida Kahlo usera parfois de l’automatisme avec pour objectif de libérer l’inconscient par l’expression. « Son œuvre, toute intérieure, exorcise son mal, sublime la plaie béante au centre de son corps. » (19)
« Ma peinture porte en elle le message de la douleur […]. La peinture a complété ma vie. J’ai perdu trois enfants […]. Les peintures se sont substituées à tout ça. »
(20) « Frida Kahlo est l’une des premières artistes à peindre la grossesse sous son angle pathologique ; elle exprime la douleur de la perte, du deuil, notamment d’un enfant à venir, et plus généralement des souffrances potentielles liées à la grossesse. Cette œuvre la constitue, la nourrit, la reconstruit… et la consume tout à la fois. » (21)
Dans la période qui suivit la réalisation de la peinture Henry Ford, il est frappant de constater que les arrière-fonds de ses autoportraits renvoient à la stérilité. Elle y projette aussi son obsession de la fertilité sur les fruits et les fleurs.
La peinture serait-elle une tentative de se consoler de ces multiples tentatives grossesses avortées ? Contenante, la peinture apparaît comme la métaphore d’une digue qui contient ses souffrances et lui donne des limites pour ne pas déborder. Le processus créatif est cathartique. À propos des écrivains, Boris Cyrulnik dira : « En écrivant, en raturant, en gribouillant des flèches dans tous les sens, l’écrivain raccommode son moi déchiré. Les mots écrits métamorphosent la souffrance ».(22)
La peinture a une dimension à la fois cautérisante et contenante. « La peinture favoriserait le refroidissement de sensations corporelles, la cautérisation des chairs et des cicatrices, offrant par là une enveloppe contenante. » (23) Cette enveloppe contenante, l’artiste cherchait aussi à la recréer sur son lit d’hôpital, en installant tissus drapés et marionnettes.

UN ART RÉSILIENT
La résilience passe par le récit de son histoire et la mise à distance. Frida revisitera son trauma dans un dessin (24) et dans une peinture qui représente un moment de la scène juste avant l’accident dans »Le bus » (25). Un détail révèle la prise de distance de l’artiste et sa lecture teintée d’humour noir et d’ironie. À l’arrière-plan, une devanture de magasin apparaît dénommé « La risa » (le rire). Un pied de nez du destin ?
« L’artiste s’inscrit dans l’univers de la peinture du début du xxe siècle marqué par deux guerres, dans un moment de rupture et de création, où les bouleversements du monde artistique succèdent aux effets dévastateurs de l’après-guerre ; en particulier, le mythe des origines, la thématique du cycle de la vie et de la mort, la nudité des corps, la fécondité, la sexualité et la grossesse, sont dévoilés dans des allégories remarquablement esquissées, comme pour conjurer toute cette destructivité et confirmer contre vents et marées la supériorité de la vie. » (26)
Cet instinct de vie transparaît aussi à travers l’imagerie érotique de ses peintures mortes allégoriques : la chair d’un fruit ouvert dans « Nature morte avec perroquet et drapeau » (27) dans laquelle l’artiste utilise également de fruits, d’oiseaux et d’autres artefacts pour évoquer ses engagements politiques.

Même à la fin de sa vie, l’artiste choisira le camp de la vie suite à l’amputation qu’elle subira de sa jambe gangrenée comme elle l’explique dans son journal intime en 1954 : « Le réveil de la fête est amer. On doit amputer ma jambe gangrénée. Des pieds, pourquoi est-ce que j’en voudrais, si j’ai des ailes pour voler ? «

Plus loin elle dira : « Je ne ressens pas de douleurs, j’éprouve souvent une grande fatigue… et, ce qui est bien naturel, souvent du désespoir. Un désespoir indescriptible. Pourtant, j’ai envie de vivre. » (28)
« Si la mort habite constamment ses mots et ses peintures, elle choisit la vie, malgré le travail usant qu’elle lui impose. » (29)
Ce cheminement vers la résilience se révèle encore par la force de son regard encore comme en témoigne la peinture à la « colonne brisée » (30).

La résilience fait suite au temps de la « résistance à la désorganisation, lorsque le sujet met en œuvre des défenses afin de résister au trauma dans l’éventualité de se reconstruire a posteriori (31). »
…..
J’aimerais pour conclure mettre en lumière les propos d’Anne-Valérie Mazoyer, Maître de conférences et psychologue clinicienne que je partage et qui s’inspirent de l’expérience de l’artiste pour évoquer les bienfaits de l’art-thérapie post-traumatique.
« Nous souhaiterions, par l’exemple artistique de Frida Kahlo, interroger l’intérêt des médiations à visée de création chez les sujets ayant subi des traumas. Si le soulagement né de la verbalisation (étayage, réassurance) et de l’expression de cette expérience de non-sens qu’est le trauma s’avère essentiel à son intégration, l’art-thérapie facilite également la symbolisation après ce temps où le réel de la mort a envahi le sujet et bouleversé ses codes d’appartenance. La confrontation aux différents médiums créateurs permettrait au sujet de reprendre conscience de son corps (réinvestissement du corps désaffecté) alors qu’il en a été dépossédé, de rétablir des limites souvent effractées et de réintroduire du sens et du représentable lorsque l’événement traumatique ouvre à l’infigurable. Le cadre de ces ateliers fait fonction d’enveloppe contenante où le sujet peut faire l’expérience de la régression sans désorganisation et confère une représentation (graphique, picturale, kinesthésique) au vécu sensoriel et psychique. » (32)
SOURCES
« TRANSFORMER SA CRAINTE EN CRÉATIVITÉ » (1)

Ces propos du neuropsychiatre Boris Cyrulnik permettent de rebondir sur les activités créatives que l’on peut faire avec des enfants à la maison en période de confinement.
« Le manque invite à la créativité, la perte invite à l’Art. » Tels sont ses mots parus dans son récent ouvrage « La nuit, j’écrirai des soleils« .(2)
Dans cet ouvrage, l’auteur y convie plusieurs écrivains pour lesquels écrire a métamorphosé la souffrance. « Il ne suffit pas d’écrire pour retrouver le bonheur » mais trouver les mots permet de « donner forme à la détresse pour mieux la voir, hors de soi. »
Boris Cyrulnik a été le premier à se pencher sur le concept de résilience en France. « Les recherches ont débuté dans les années 90 aux États-Unis sous l’influence de psychiatres américains spécialistes de la petite enfance, tels Emmy Warner ou John Bowlby. En France, Boris Cyrulnik a été le premier à s’y atteler. Dans son essai Un merveilleux malheur (Odile Jacob), il s’interrogeait sur les processus de réparation de soi inventés par les rescapés de l’horreur. Dans Les Vilains Petits Canards (Odile Jacob), il montre comment ces processus se mettent en place dès les premiers jours de la vie et permettent de se reconstruire après la blessure. » (3)
L’auteur invite à tenir un journal intime pendant le confinement, incite à faire appel à la créativité, à dessiner… Pour prendre de la distance avec ce virus, une manière de ne pas se laisser happer par l’angoisse, de la transformer par la créativité. On peut en effet expliquer aux enfants que l’on ne peut maîtriser ce virus mais que l’on peut maîtriser l’angoisse.
Je ne pouvais que rebondir sur cette proposition.
— Quelques idées d’activités créatrices —
Voici quelques idées d’activités créatives (4) qui peuvent être réalisées en cette période de confinement. Ces activités peuvent constituer une aide et être contenantes afin de contenir les émotions pour éviter qu’elles ne débordent et laissent trop désemparé.
– Représenter le virus, de le personnifier (en lui ajoutant chapeau, grandes moustaches…), imaginer des histoires avec des super héros venus contrer ce virus. Varier les médiums artistiques et les adapter selon l’âge des enfants : le représenter par des taches à partir de 3 ans, des collages, de la peinture pour les plus grands ou encore de la 3D vers 10-11 ans…
– Un journal intime pour les adolescents qui mêlerait écriture, arts graphiques et arts plastiques. À personnaliser grâce à la couleur, la forme, les collages… Il s’agit d’un acte méditatif en soi. Dans ce journal peuvent être notées jour après jour, les sensations, les émotions, les doutes, espoirs et questionnements.
– Pour nos aînés dont les enfants peuvent ressentir de la souffrance d’être séparés, là aussi, le lien peut passer par des dessins, des collages….
– S’initier à l’écriture méditative d’haïkus -Proposer aux enfants de représenter une citation ou un court poème par un dessin. Pour les adolescents par exemple le poème d’Andrée Chedid « Éloge du vide ».
« Il faut Du vide
Pour attirer Le plein
Pour que s’explore Le songe
Pour que s’infiltre Le souffle
Pour que germe Le fruit
Il nous faut
Tous ces creux
Et de l’inassouvi. » (5)
Le titre de l’ouvrage « Territoires du souffle » (porteur de sens en cette période marquée par le COVID 19), dont ce poème est extrait, peut être proposé comme base d’exploration, de représentation par un collage par exemple.
– Vous pouvez aussi tout simplement laisser votre enfant libre de dessiner sans consigne et sans modèle à recopier et faire de ce moment un rituel au quotidien. Le chercheur et pédagogue Arno Stern l’évoque très bien :
« Les écoles sont fermées, les musées sont fermés : les parents vont donner à leurs enfants des feuilles de papier et un stylo et être témoins de la régénération de la trace spontanée de leurs enfants. Pourvu qu’ils ne donnent pas des modèles, des contours à colorier, parce que sans ces prothèses, leur a-t-on inculqué, l’enfant ne saurait pas quoi dessiner. Le monde des enfants, celui qui correspond à leur personnalité, ne peut pas coïncider avec des modèles. Il ne peut se former que selon une impulsion préservée de toute prescription, de tout modèle. Il ne faut pas être étonné si l’enfant a d’abord un comportement d’élève habitué à exécuter une consigne. Mais, lorsqu’il se sera déshabitué de cette attitude, il aura un plaisir véritable à se découvrir et à prendre conscience de son génie inéprouvé.
Vos enfants vont découvrir leurs capacités créatrices grâce à votre présence stimulante. (…) Consacrez-vous à ce moment de connivence avec votre enfant – avec vos enfants. Donnez-leur l’indispensable : feuille de papier format A4 et un stylo à bille. Tenez-vous à côté de l’enfant, assistez à son jeu. Il n’a besoin d’aucun conseil. Ne suggérez rien. Votre présence est en soi le consentement, la connivence stimulante. Lorsque l’enfant a terminé sa mise en scène échangez sa feuille contre une autre. Créez et entretenez ce climat encourageant. Perdez l’habitude, si répandue ! – de demander des commentaires. Sachez que ce qui est exprimé par la trace est incompatible avec le langage verbal.
Ce que je vous suggère et que j’ai pratiqué avec mes enfants et que je pratique avec mes petits enfants, engendre beaucoup de plaisir. Si vous l’offrez comme un rituel à vos enfants, croyez-moi, cela répare bien des plaies. N’exposez pas ces traces, rangez-les dans un casier ou un tiroir. Refroidis après leur accomplissement, elles ne doivent plus avoir d’actualité. S’adonner à un jeu, ce n’est pas la même chose que de créer une œuvre, car un jeu ne produit rien, il est vécu dans son déroulement.
Ne vous privez pas de ce plaisir ! » (6)
Pour chaque activité, afin d’ancrer le ressenti émotionnel, je suggère à la fin de terminer par un instant d’écriture. Il peut s’agir de quelques mots, de donner un titre pour un dessin (de l’écrire pour l’enfant qui ne peut écrire tout en lui permettant de s’exprimer), ou pour les plus grands, de résumer son ressenti par un haïku.
…..
Tout médium artistique propose des trésors de bienfaits : les pouvoirs de l’imaginaire, du rêve et de la guérison.
(1) Boris Cyrulnik était l’invité de l’émission la bande originale en formation confinée du 28 avril sur France Inter.
(2) « La nuit, j’écrirai des soleils », Boris Cyrulnik, Éditeur Odile Jacob
(3) Source : Psychologies.com
(4) Ces ateliers sont des ateliers créatifs, il ne s’agit pas d’art-thérapie au regard de l’absence de cadre et du thérapeute.
(5) « Éloge du vide », poème extrait de « Territoires du souffle » d’Andrée Chedid, publié chez Flammarion en 1999.
(6) Arno Stern (né en 1924) est un pédagogue et chercheur français, créateur du Closlieu, lieu d’expression créative et artistique. Ces propos sont tirés de la newsletter « Écologie de l’enfance », « Un message d’Arno Stern, en cette période de confinement », du 7 avril 2020.
Réécouter le podcast de l’émission la Bande Originale en formation confinée de 11h à 12h avec Boris Cyrulnik sur France Inter
Lire l’article « Résilience : comment ils s’en sortent » sur psychologies.com
LE FIL DE LOUISE BOURGEOIS

La figure de Louise Bourgeois (1911- 2010) s’est imposée spontanément pour initier cette rubrique sur la résilience.
L’œuvre de Louise Bourgeois résonne intimement avec sa propre vie. Celle-ci est en effet le terreau fertile principal de ses productions. Aussi témoignent-elles de ses multiples facettes : l’enfant, l’adolescente, la femme, l’amie, l’amante, la mère…
Un fil rouge traverse l’oeuvre organique de l’artiste. Le fil de sa créativité compose minutieusement telle une araignée, une métaphore filée (1) des émotions.
A la manière d’un fil à tisser – celui de sa mère qui restaurait les toiles de tapisserie -, par le geste créatif, Louise Bourgeois revisite le passé, le (dé)construit- et le (re)crée à sa façon.
Dans une démarche thérapeutique de soin, tel un fil de suture, le geste créatif recoud aussi les plaies béantes d’un passé qu’il aide à cicatriser. Pour mieux les contenir ?
L’artiste a tissé sa toile d’influence à l’échelle du temps et de l’espace ; son œuvre intimiste a trouvé un écho dans l’univers artistique d’artistes contemporains qui creuseront son sillon, tels Sophie Calle ou Christian Boltanski.
Je vous invite à dérouler le fil de son œuvre au regard de quelques œuvres emblématiques.
L’ABRÉACTION AU COEUR DE SA DÉMARCHE ARTISTIQUE (2)
« Tout mon travail des 50 dernières années a trouvé son inspiration dans mon enfance. Mon enfance n’a jamais perdu de sa magie, de son mystère ou de sa dimension dramatique. » (3)
L’ensemble de femmes-maison (1945-1947), au delà de la revendication féministe (le poids de la maison sur le quotidien d’une femme au foyer) renvoie de fait aux souvenirs d’enfance de Louise Bourgeois. Engagé et autobiographique, ce pan de l’œuvre de l’artiste renvoie à une enfance en clair obscur : des joies mais aussi le traumatisme de la connaissance de la relation adultérine de son père avec sa gouvernante anglaise Sadie.
Dans sa démarche artistique, Louise Bourgeois ne va avoir de cesse de revisiter son passé, de le recréer par les gestes, les mots afin de se libérer des émotions et des affects.
« Il faut recréer ce passé pour être objectif, de façon à s’en débarrasser. » (4)
Le processus créatif donne à l’artiste plasticienne la possibilité de donner forme aux souvenirs, de les extérioriser, de les concrétiser, de les symboliser par une mise à distance afin de se libérer et de dépasser ses peurs. L’art devient, dans cette perspective, une catharsis.
« L’art est une garantie de santé mentale. » Partie supérieure de Precious liquids

Cette oeuvre datée de 1992 conçue comme une cellule renvoie encore aux pièces de la maison, à l’enfance et à la peur. Suspendu face au lit, un manteau d’homme recouvre une robe de fillette, un coussin brodé de ces mots « Merci Mercy » (5) apparaît. « C’est un lieu où les émotions de l’enfance, comme au sein d’une psychanalyse, se rejouent et se dénouent. » (6)
Louise Bourgeois n’aura cesse de questionner le corps, son enveloppe et les vêtements qui le recouvrent. « Étant donné que les peurs du passé étaient liées à des peurs physiques, elles ressurgissent dans le corps. Pour moi la sculpture est le corps. Mon corps est la sculpture. » (7)
L’artiste revisitera ainsi à partir des années 70, l’intimité et les différentes étapes de sa vie : la sexualité, la grossesse (8), la naissance, l’enfance et l’adolescence.

Autant d’étapes qui laissent des cicatrices physiques et psychologiques que l’on peut peut-être lire sur le corps tel que le dévoile la gravure en pointe sèche Sainte Sébastienne, dessin daté de 1992. (9)

LA CRÉATIVITÉ COMME PROLONGEMENT ET EXPRESSION DE L’INCONSCIENT
La sculpture deviendra le terrain d’expression de prédilection du je(u) de l’artiste plasticienne qui lui permettra l’abréaction des affects tant recherchée dans sa démarche artistique.
La mémoire devient ainsi un matériau que l’artiste malaxe, malmène, étire, transforme, le processus créatif exerçant son pouvoir cathartique.
L’assemblage de formes est au service de son inconscient. Louise Bourgeois ne cherche pas comme les surréalistes à étonner mais à questionner l’inconscient et à faire revivre le passé.
C’est le mal du pays par exemple qui lui inspirera des sculptures aux allures totémiques qu’elle nommera plus tard ses « personnages ». Louise Bourgeois admettra plus tard avoir pris conscience de ce qui était alors inconscient pour elle à l’époque.
« It is not conscious motivation, this is unconscious motivation » dira-t’elle plus tard à leur propos. (10)
Les femmes-navettes de la sculpture Quarantania I (1947-1953) renvoient par exemple au décor de son enfance, en particulier les outils de travail maternels présents dans l’atelier de restauration de tapisseries d’Aubusson.
Ces figures totémiques révèlent à la fois la force et la fragilité de la verticalité.
Cette dualité transparaît d’ailleurs en filigrane dans l’œuvre de l’artiste.
Qu’il s’agisse des contrastes de lignes et de formes : dans sa série « Femme-maison », l’artiste juxtapose formes courbes et lignes droites, couleurs chaudes et froides.
Qu’il s’agisse aussi des contrastes entre textures et matériaux : dans ses figures totémiques, le bois peint en blanc prend la douceur du marbre, les bouts pointus et arrondis se juxtaposent.
Ou encore de l’opposition entre l’apparence des oeuvres et les titres choisis. Louise Bourgeois choisira le titre Fillette pour sa sculpture d’un sexe masculin (1968). (11) ou le mot Maman pour sa sculpture géante arachnéenne (1999). Dans Fillette, le masculin et le féminin se juxtaposent, dans Maman, transparaît l’ombre maternelle à la fois castratrice et protectrice.
« L’araignée est une ode à ma mère. Elle était ma meilleure amie. Comme une araignée, ma mère était une tisserande. Ma famille était dans le métier de la restauration de tapisserie et ma mère avait la charge de l’atelier. Comme les araignées, ma mère était très intelligente. Les araignées sont des présences amicales qui dévorent les moustiques. Nous savons que les moustiques propagent les maladies et sont donc indésirables. Par conséquent, les araignées sont bénéfiques et protectrices, comme ma mère ».(12)

Cette ambivalence renvoie aussi à des émotions contrastées : à l’anxiété et à la force de vie ; et s’inscrit dans un cheminement vers la cicatrisation, entre prise de conscience, assimilation et acceptation.
UN CHEMINEMENT VERS LA RENAISSANCE ET LA RÉSILIENCE
Dans le passionnant reportage de Camille Richard de 1993, l’artiste s’arrête sur un croquis, un dessin parmi ceux qu’elle nommait joliment avec tendresse ses « dessins plumes ».
Ce dessin végétal se révèle une métaphore de la résilience au cœur même de la démarche artistique de l’artiste. Dans l’oeuvre de Louise Bourgeois, « les espèces végétales se font souvent métaphores de problématiques personnelles. » (13)
A son propos (14), Louise Bourgeois évoque la peur du conflit ressenti dès l’enfance et revient sur un épisode traumatisant de sa jeunesse : les disputes parentales.
L’artiste exorcise cette peur et le statut de victime par un dessin (15) en représentant deux grosses fleurs qui symbolisent son père, l’autre sa mère, une troisième plus petite, elle-même.
Ainsi commente-t-elle les différentes étapes de son processus créatif (16) : la métaphore végétale, la cassure qui symbolise la peur, jeune pousse qui grandit, la renaissance, la survie et la résilience.
« La terreur de la zizanie est telle que la petite se casse. Nous devenons plus vieux chaque jour et le temps répare les choses. Il y a quelque-chose qui germe et qui va être réparé. (…) Le drame est là et je l’amplifie pour le rendre plus réel. La cassure est là. La petite s’est presque cassée à cause de cette souffrance. Et alors, ce n’est pas la fin. Le Printemps revient. La réparation a lieu. Les choses vont s’arranger. L’enfant va grandir et survivre. Et alors vous voyez, il y a la petite cassure comme ça et la petite guérison qui se présente. J’ai toujours dit je suis beaucoup plus heureuse aujourd’hui, beaucoup plus raisonnable et je m’entends avec tout le monde. »
L’oeuvre Topiary (The Art of Improving Nature)(17) fait écho à ces dessins. La béquille qui soutenait l’être blessé a disparu pour laisser place à la renaissance.
Une autre oeuvre créée par Louise Bourgeois peut être regardée sous le prisme de la résilience : il s’agit de Be calm (18), une oeuvre tardive datée de 2005 qui nous questionne.
Déclinée en plusieurs versions, la gravure en pointe sèche sur un petit format fait écho à l’intimité ; l’impression par estampe sur une serviette à thé en lin, matériau qu’un rien ne froisse renvoie à la fragilité et l’instabilité du message.
Mantra ? Petite voix intérieure, simple constat, ou injonction qui prend tout l’espace ? En alchimiste, Louise Bourgeois a-t’elle réussi à déjouer ses peurs et à les transcender ? Ou fallait-il lire cette œuvre au second degré sous le prisme de son humour singulier ?
…
Louise Bourgeois a su mettre des mots sur son ressenti , qu’il s’agisse de commenter ses œuvres, d’écrire des condensés poétiques pour accompagner ses « dessins plumes ».
A travers l’œuvre d’une vie, composition figurative et abstraite de formes, de textures et de couleur(s), c’est le journal intime d’une femme sensible qui transparaît et résonne en chacun.e de nous. Un carnet de voyage, celui de ses émotions dont la conclusion pourrait être le titre d’une oeuvre datée de 2008 « I have been to hell and back. And let me tell you, it was wonderful. ».(19)
Par Emilie Pruvost, 15 avril 2020.
SOURCES